130 livres

130 livres

Littérature, boxe anglaise et parfois les deux à la fois

Antoine Faure

Des chroniques de livres nouveaux ou anciens, essentiellement en littérature française ou américaine, et des émissions sur l'actualité et l'Histoire de la boxe anglaise. NB : les sujets sur la boxe sont regroupés en Saison 1, les sujets "Divers" en Saison 2. Textes disponibles sur www.130livres.com

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Invaincu, Mike Stanton

50 ans après sa mort, éparpillé parmi les débris d’un Cesna écrasé dans un champ de maïs de l’Iowa, on ne comprend la fascination toujours vive de l’Amérique pour Rocky Marciano qu’en resituant sa carrière dans l’Histoire de son pays. En ces temps pas si lointains, la boxe y était le sport le plus populaire après le baseball, et l’imposante stature du champion de sa catégorie reine, celle des poids lourds, écrasait la discipline aux yeux du grand public. Par la grâce du storytelling des médias et promoteurs, on projetait sur le personnage les fantasmes et passions de son époque. Avant Marciano, le brutal Jack Dempsey devint la superstar glamour qui seyait aux Années folles, puis Joe Louis symbolisa une Amérique tout entière unie dans l’effort de guerre. Après lui, Muhammad Ali incarnera la remise en cause des fondements mêmes de la société étasunienne. Champion des années 50, Rocky Marciano règne lui sur une ère de prospérité dont il représente la promesse : peu importent l’origine sociale et le talent inné, l’Amérique triomphante offre à chacun de ses enfants, s’il en a la volonté, une chance de devenir adulé et fortuné.

Dès son prologue, Invaincu campe avec efficacité le mythe qu’est devenu Rocky Marciano en évoquant ses obsèques en deux temps de septembre 1969 : la cérémonie publique tenue dans sa ville d’origine de Brockton (Massachusetts), puis l’inhumation, non loin de sa dernière résidence floridienne. L’auteur Mike Stanton, journaliste spécialisé dans l’investigation, met en regard le personnage public pleuré par des millions d’Américains nostalgiques d’un temps béni, et les nécessaires secrets et failles de Rocky Marciano, dont un lien étroit et complexe avec la mafia de ses débuts professionnels à la fin de sa vie. Comme Jonathan Eig avant lui dans Ali : une vie, Stanton a le grand mérite de creuser les zones d’ombre de son sujet sans y chercher le prétexte d’une négation brutale de ses moindres mérites. Les bonnes biographies révèlent des êtres complexes, et Invaincu n’y fait pas exception.

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Monologue motorisé

Nul n’est censé parler au machiniste, mais dès qu’il monte dans le bus, le gamin salue la dame au volant et s’installe debout à côté d’elle. Avec un didactisme vorace, il cause de tout, du cours d’Histoire Géo aux jeux vidéos vintage, reprenant son souffle plus vite qu’un nageur olympique. Elle acquiesce toujours, sourire aux lèves, et relance peu. Il n’en a pas besoin.

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Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, Jean-Paul Dubois

Sans doute faut-il avoir passé les deux derniers mois sous une pierre ou sur NRJ 12 pour ignorer que le lauréat du Prix Goncourt 2019 fut Jean-Paul Dubois, pour son roman au titre fleuve Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Quiconque connait l’auteur d’Une vie française, Prix Femina 2004, peut y voir une nouvelle déclinaison de ses tics et marottes d’écrivain respecté. Soit. De bonne guerre, après tout de même une vingtaine de romans. La distinction suprême que lui valut ce dernier opus aurait ainsi de franches allures de César d’honneur, actant au passage la toute-puissante frilosité des bambocheurs de chez Drouant...

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Ce que nous sommes, Caroline Bongrand

Que reste-t-il de soi-même lorsque les anciens sont partis ? Une personnalité dont on s’accomode à défaut de toujours la comprendre, un roman familial entre réel et fiction, et l’ancrage dans un terroir, des lieux, voire des murs particuliers. Essentiel, ce dernier élément manque à Caroline Bongrand alors que disparaît sa mère, et que subsistent en elle des failles dont elle souffre sans n’y pouvoir rien changer : une propension marquée à confondre amour et dévoration, la panne chronique d’un oeil en parfait état, et de violents accès d’angoisse dès qu’une oeuvre présente un enfant séparé de ses parents...

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La littérature sans estomac, Pierre Jourde

C’est écrit en petits caractères, page 78 du manuel de bienséance du blogueur littéraire : avoir chroniqué les derniers Houellebecq et Nothomb – mieux, les avoir appréciés – autorise à piocher une carte « élitisme ». Sur le présent site, ce premier papier de l’année sera donc consacré à une rareté, publiée chez un éditeur disparu – feu L’esprit des péninsules, fondée par Éric Naulleau – et désormais trouvable au prix d’une hideuse compromission, puisque c’est via la place de marché d’Amazon qu’on entre en contact avec les derniers libraires l’ayant toujours en stock (en l’occurrence, une maison finistérienne que je salue).

Deux phénomènes complémentaires expliquent la confidentialité dans laquelle demeure reclus La littérature sans estomac, de Pierre Jourde. Il s’agit d’abord d’un bouquin de 328 pages aussi exigeantes que gratifiantes, comme souvent chez l’auteur (cf. Paradis noirs, Pays perdu et La première pierre), mais surtout d’un brûlot qui vaut à celui-ci la franche hostilité des oligarques germanopratins depuis sa sortie en 2002. Le livre est un hommage et une actualisation du pamphlet La littérature à l’estomac, de Julien Gracq, qui fustigeait en 1950 les travers du monde enchanté des belles lettres. Pour l’essentiel, les deux ouvrages furent des charges majuscules contre stylistes, fabricants et distributeurs d’un prêt-à-digérer littéraire toujours plus convenu. Croire cependant que La littérature sans estomac serait réductible à un amoncèlement arbitraire de vannes d’humoriste subventionné reviendrait à bien mal connaître Pierre Jourde. Avec une rigueur infinie, le bougre applique une méthode, et c’est bien ce qui le rend dangereux pour ses cibles.