Le Sommeil de la raison dont il est ici question est celui qui, selon Goya, « engendre des monstres » : sa gravure éponyme montre un artiste endormi entouré de bêtes fantasmagoriques à poils et à plumes. Les monstres de Gabrielle Wittkop, eux, sont à la fois humains et bien plus terrifiants. Sans doute l’autrice de Hemlock chérissait-elle ses personnages de damnés, mais enfin ses lecteurs sont fondés à les considérer comme la lie de l’humanité, ou guère loin. Chaque nouvelle du présent recueil nous offre sa ou ses propres abominations anthropomorphes. qui reviendront hanter jusqu’aux malheureux pourtant confiants dans leur pratique de l’autrice la plus délicieusement dépravée des lettres françaises. Celle qui naquit à Nantes Gabrielle Ménardeau maîtrisait les fictions brèves autant que les romans, l’affaire est incontestable une fois achevées ces six nouvelles dégouttantes de cruauté et de fluides corporels divers, oscillant entre poésie noire et réalisme cru. Wittkop affirma sur le tard « avoir voulu mourir comme elle avait vécu : en homme libre », et cette liberté fut pour elle toujours synonyme d’exigence, mêlant cette fois à l’étendue du vocabulaire et la majesté de la syntaxe des narrations complexes aux points de vue changeants. Le lecteur méritera sa gratification.